[ETUDE] L’âge d’or du télétravail a-t-il déjà pris fin ?
Le télétravail « généralisé » vit-il ses derniers instants ? En regardant les résultats de deux études menées par JLL et Slack, la pratique divise de plus en plus nettement, avec la productivité au cœur des débats.
Amazon, Disney, Google ou encore Zoom. Il n’en fallait guère plus pour que, dans le sillage de ces majors étasuniens, les entreprises amorcent un rétropédalage sur la question du télétravail. Qu’importe le fait que ce mode d’organisation du travail soit apprécié par ceux qui le pratique régulièrement, et nonobstant que la France apparaisse comme l’un des pays où le « retour au bureau » est le plus effectif et que la gestion de ce retour constitue un casse-tête, les employeurs ont plutôt tendance à durcir le ton sur le sujet.
Dans deux études concomitantes, JLL France* et Slack France** soulignent cette tendance au retour en arrière, avec comme préoccupation principale la productivité.
Le télétravail, c’était mieux avant
Trois ans après la généralisation massive commandée par des impératifs de santé publique, le télétravail à temps complet n’est désormais plus acceptable du côté des employeurs. D’après l’enquête de JLL, 87 % des dirigeants exigent aujourd’hui le retour au bureau « au moins une partie du temps ». De leur côté, les employés rétorquent qu’ils sont déjà de « retour au bureau » (ils n’en sont jamais vraiment partis depuis la fin des confinements), malgré de fortes disparités entre pays et secteurs d’activités.
« Pour les Français, cette situation est moins perceptible car ils sont davantage revenus au bureau que les autres salariés dans le monde : avec une moyenne de présence de 3,5 jours par semaine contre 3,1 jours dans le reste du monde et 2 jours seulement aux Etats-Unis ou en Angleterre. Ceci s’explique notamment par la fonction sociale du bureau qui est très marquée dans l’Hexagone, mais aussi une tradition de management par la vue clairement plus ancrée en France que dans les autres pays », explique Flore Pradère, directrice Recherche et Prospective Work Dynamics chez JLL France.
Le sondage réalisé par OpinionWay pour Slack France confirme ce retour des salariés français : les cols blancs travaillent majoritairement sur site (68 %) et ils ne sont que 13 % à être une grande partie de la semaine en télétravail. Pourtant, ils sont 62 % à vouloir travailler à distance au moins la moitié de la semaine. Un contraste entre la réalité du terrain et leurs envies que les Français partagent quelle que soit la génération. Ils s’accordent sur un nombre idéal de jours à distance de 3 jours par semaine et si l’on observe les personnes de 50 ans et plus, présentes à 79 % sur site, elles sont 65 % à vouloir être au moins la moitié de la semaine en télétravail, soit trois points de plus que la moyenne nationale.
« Le télétravail, qui offre la possibilité d’organiser soi-même son temps de travail et de faire une place à ses impératifs personnels, est considéré par les employés comme un réel acquis social. L’étude montre d’ailleurs que 18 % des salariés mentionnent leurs engagements familiaux comme de nouvelles questions à prendre en compte lors de la planification des jours au bureau. Pour eux, il n’y a pas de retour en arrière possible », démontre Flore Pradère.
Pourtant, les entreprises sont 82 % à avoir émis des directives ou encouragements pour un retour au présentiel. Ce retour au bureau en physique est donc largement imposé : 71 % des entreprises ont donné des jours de présence obligatoires à respecter. L’étude de JLL dresse le même constat : à l’image des récentes déclarations de grandes entreprises de la tech du monde anglo-saxon, 33 % des entreprises sondées par le conseil ont mis en place une obligation de présence au bureau et 27 % envisagent cette approche. JLL révèle même qu’une majorité d’employeurs (60 %) projette désormais un nouvel équilibre des pouvoirs.
Face à ce basculement du rapport de force – 46 % des salariés interrogées pour Slack ressentent une pression pour revenir sur site – le télétravail s’organise de manière beaucoup plus hétérogène. Alors que certains salariés peuvent venir au bureau quand ils le souhaitent (27 %), d’autres ont un accord tacite entre employés (25 %). Parfois, la direction a convenu tacitement de la présence au bureau une partie du temps (24 %).
La productivité au cœur des débats
Selon les enquêtes de JLL, les employeurs s’interrogent sur les gains de productivité attribués au travail à distance pendant la pandémie. Ils craignent l’impact du télétravail sur la performance organisationnelle à long terme.
« Les employeurs ont modifié leur approche de la performance : ils ne considèrent plus seulement le nombre d’heures travaillées par jour comme un indicateur de performance, mais reconnaissent également le pouvoir des rencontres informelles au bureau pour stimuler l’engagement et l’innovation. Les gains de productivité sont désormais vus comme la 3e raison d’inciter le retour au bureau, après les enjeux de collaboration et de culture », explique Flore Pradère.
Si la présence obligatoire gagne du terrain, les employeurs continuent tout de même à mettre en œuvre des mesures « positives » pour inciter leurs collaborateurs à travailler au bureau, de sorte que celui-ci soit perçu comme une « destination » : 42 % des surfaces de bureaux ont été adaptées pour répondre aux besoins des travailleurs hybrides. Les trois principaux leviers utilisés pour inciter au travail au bureau sont la montée en gamme des technologies (59 %) et des espaces de travail (46 %), ainsi que la programmation événementielle (45 %).
Mais de leur côté, les employés dénoncent les lacunes des nouveaux bureaux hybrides. Si le « coût » du trajet (en temps, en stress et en argent) reste le premier obstacle au travail sur site, une mauvaise expérience de bureau, en particulier due au bruit, est désormais considérée comme un frein à la performance. Ainsi, 28 % des salariés considèrent le bruit comme un obstacle majeur au travail au bureau aujourd’hui, 22 % regrettent le manque de confidentialité et 18 % le manque d’espaces de concentration.
« Le grand défi des dirigeants est de répondre aujourd’hui à la question suivante : dans le nouveau paradigme du travail hybride, à quels objectifs répond le bureau pour mon entreprise ? Si chacune a ses réalités culturelles, métiers, sectorielles propres, on retrouve un certain nombre de fondamentaux universels : malgré l’impératif d’optimisation des coûts et des mètres carrés qui anime beaucoup de nos clients, le bureau doit toujours répondre aux besoins de collaboration et de socialisation des collaborateurs, mais également aux besoins du travail individuel et de concentration comme aux besoins de confidentialité des managers », éclaire Rémi Calvayrac, directeur du département Work Dynamics de JLL France.
D’après le sondage de Slack, les travailleurs sont même 30 % à indiquer un lien entre retour au bureau et baisse de la productivité. Un retour en présentiel est synonyme de 5 à 15 minutes de plus passées sur une tâche d’une heure pour 60 % des répondants. Pour les moins de 35 ans, ce temps supplémentaire concerne 81 % d’entre eux. Selon JLL, 45 % des salariés considèrent que leur domicile est plus propice à leur productivité et 17 % citent leur difficulté à être productif au bureau comme un frein au travail sur site.
Car malgré la transformation des espaces de bureaux vers plus de collaboratif, les habitudes de travail peinent à évoluer et les employés continuent à travailler sur des tâches individuelles lorsqu’ils viennent au bureau. La moitié du temps (51 %) passé dans les bureaux aujourd’hui est consacrée au travail individuel, en ligne avec les chiffres de 2022. Plus que jamais, ils attendent un confort total, mais aussi une conception qui favorise la concentration et l’intimité.
*Une enquête menée en juillet et août 2023 auprès de 208 décideurs immobiliers à travers le monde et une enquête d’octobre 2022 à septembre 2023 menée auprès de 20 121 employés de bureau dans des entreprises internationales.
**Échantillon de 1 063 travailleurs du savoir, issu d’un échantillon représentatif de 1 460 salariés dans des entreprises du secteur privé de 20 salariés et plus. L’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas, au regard des critères de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de région de résidence, de taille d’entreprise et de secteur d’activité. Les interviews ont été réalisées du 23 octobre au 2 novembre 2023.
Source : Republik Workplace