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La confiance, au cœur des nouveaux espaces de travail

Open-space, desk-sharing, flex-officenew ways of working : toutes ces transformations de nos environnements de travail font partie des attributs de la nouvelle ère des « bureaux ». Elles suscitent de l’incompréhension, des fantasmes, des peurs, voire du rejet. Elles génèrent de la défiance à l’égard des directions générales – qui prétendent pourtant favoriser le bien-être au travail, améliorer l’expérience des collaborateurs, ou encore promouvoir l’éco-responsabilité, la collaboration et la convivialité. Ces mêmes directions générales sont loin d’être exemplaires dans ce domaine ; la dimension statutaire de l’espace demeurant, avec la voiture de fonction, l’un des principaux symboles du pouvoir en entreprise.

En ces temps incertains, dominés par le concept du VUCA (volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté) et un climat indéniable de défiance, ce qui pouvait constituer un repère fiable, un ancrage, un marqueur identitaire, s’efface à son tour, se dilue dans les concepts du moment : le bureau n’est plus un havre de stabilité et de confiance, il entre lui aussi dans la valse des incertitudes (« La société de défiance », de Yann Algan et Pierre Cahuc, Rue d’Ulm Editions, 2008).

Dans ce contexte, comment rétablir un climat de confiance dans les projets de transformation liés aux environnements de travail ? Et avant tout, qu’est-ce que la confiance ?

L’éclairage de la philosophie

La confiance, pourtant, demeure essentielle au bon fonctionnement des collectifs de travail. Bien plus, elle est un besoin premier : n’est-elle pas le sentiment séminal que tout être humain éprouve (ou devrait éprouver), l’émotion première ? Face à ces deux « étrangers » dont je connais déjà la voix, mais qui maintenant me portent, me câlinent, me nourrissent, prennent soin de moi…

Comme le souligne Michela Marzano, philosophe et chercheuse au CNRS, « il y a toujours une dimension inexplicable qui renvoie à la toute première expérience de confiance qu’on a eue avec ses parents lorsqu’on était enfant ». Cet avoir confiance, si déterminant dans l’évolution de chaque personne, désigne un sentiment que l’on peut éprouver pour soi comme envers autrui (« Qu’est-ce que la confiance ? », Études, 2010/1, tome 412).

Le professeur de philosophie Emmanuel Delessert le distingue à juste titre du faire confiance, qui n’est plus une affaire de sentiments mais d’actes. Si la première acception renvoie, donc, à « un état de sérénité éprouvé dans notre relation au monde » (et l’on n’est pas si éloigné ici de la « résonance », concept développé par le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa), « faire confiance institue une fragilité (…). C’est un geste qui nous expose bien plus qu’il nous protège ». Faire confiance est un acte managérial, l’acte managérial premier (« Oser faire confiance », Desclée De Brouwer, 2020).

Ce détour par la philosophie n’est pas une coquetterie. En effet, l’avoir confiance recouvre notamment ce besoin, profondément humain, de « percevoir le monde comme un espace familier, où j’ai raison de me sentir ‘‘chez moi’’ ».

Nous y sommes : l’espace, parce qu’il participe de façon ontologique de notre rapport aux mondes et donc aux autres, constitue une ressource qui peut favoriser (ou à l’inverse atténuer) l’avoir et le faire confiance. Y ressentir de la confiance, c’est éprouver un sentiment d’appartenance (« The intelligent use of space », de David Kirsch, Artificial Intelligence, 1995).

Ce besoin psychologique apparaît tout en haut de la pyramide modélisée par Jacqueline Vischer, professeure à l’Université de Montréal (« The effects of the physical environment on job performance: Towards a theoretical model of workspace stress », Stress and Health, 2007). Le monde nous apparaît ainsi « stable, lisible, comme un espace dans lequel il est possible de se projeter, de s’engager ».

Or, lorsque l’espace devient ouvert, partagé, flexible, déterritorialisé, dépersonnalisé, modulable ; comment s’y sentir « chez soi », comment s’y projeter, comment se sentir en confiance – et faire confiance ?

Relions maintenant ce qui précède aux travaux de l’urbaniste et architecte Kevin Lynch, qui enseigna au MIT et fut l’élève du grand architecte Franck Lloyd Wright : la clarté, la lisibilité (ou encore l’ordre), figure parmi les cinq grands facteurs qui font qu’un être humain se sent bien dans un espace donné – aux côtés de la naturalité (aujourd’hui, on parlerait de biophilie), de l’historicité, de l’ouverture et de la civilité (« L’image de la cité »1969, Dunod).

Cette grille de lecture, formalisée dans les années 60, nous invite à considérer les espaces de travail d’un point de vue anthropologique. Ce prisme nous éclaire alors sur le malaise légitime que les occupants peuvent ressentir lorsque l’on vient perturber leurs espaces de travail : le bureau que j’occupais depuis dix ans, voire plus, était imprégné de mon histoire dans l’entreprise, il participait de mon identité professionnelle, on savait où me trouver, bref, j’avais « ma » place – voire j’étais à la juste place (au regard de mon statut).

Le rôle de la conduite du changement

La conduite du changement qui tend à se développer dans l’accompagnement des opérations immobilières trouve alors ici son sens, sa raison d’être : à l’un des rares repères fixes survivant dans un monde de plus en plus instable, qui semblait immuable, s’opposent une fluidité nouvelle, des espaces que l’on qualifie de dynamiques, où la double logique de l’usage et du partage prime sur l’identité et le statut.

Dans ce contexte, comment exprimer une revendication d’appropriation, qui est d’abord l’expression d’un besoin d’appartenance, au travers d’une double territorialisation ? Celle qui me rattache à une équipe, un métier, au sein du collectif ; celle qui me lie à mes proches, ma famille, ainsi qu’à une certaine estime de soi (le « statut »).

C’est dans le travail sur la personnalisation que pourra alors se jouer cette attention à ce besoin : se retrouver un sein d’un « territoire d’équipe », partagé le cas échéant. Mais c’est aussi disposer d’un certain degré de contrôle sur mon environnement. Ce dernier recouvre aussi bien ma capacité à pouvoir ouvrir une fenêtre, réguler la luminosité comme la température, ou encore à déplacer le mobilier au regard de mes activités.

Personnalisation et sentiment de contrôle s’incarnent aussi de façon très prosaïque (voire poétique !) : de la plante verte à la photo de famille, en passant par les trophées sportifs décrochés par une équipe, nous avons là autant de marqueurs identitaires qui ont leur place au bureau, parce qu’ils disent qui nous sommes, dans quelle équipe nous jouons, « à la maison comme au bureau ».

Tout cela apparaît dans la pyramide proposée par Jacqueline Vischer : elle y parle d’appartenance, d’appropriation, d’identité ou encore de territoire et d’attachement (“The Concept of Workplace Performance and Its Value to Managers”, 2006, California Management Review).

Si c’est tellement important, c’est que cela aide à créer un environnement dans lequel je me sens en confiance, et, partant, dans lequel je suis enclin à faire confiance. Avoir en tête, en vision cible, cette dimension, devrait être un prérequis pour toutes les démarches de transformation des espaces de travail. Or il y a là comme un impensé, un angle mort de la conduite du changement associée aux opérations immobilières.

Poursuivons notre exploration. Un autre élément crucial est la part que chacun peut prendre : être acteur, ne pas subir ; agir, ne pas être dans l’attentisme. Susciter cet indispensable sentiment de contrôle ex ante (sur ce que sera mon futur environnement de travail), pour en faciliter l’appropriation, voire l’attachement, implique de co-construire les espaces de travail avec les principaux intéressés. C’est une autre notion fondamentale, mais il n’est jamais inutile de la rappeler.

Plus profondément, pour Emmanuel Delessert, il s’agit de souligner combien “chacun de nous détient une part de pouvoir, qu’il peut employer à façonner des petits morceaux de réalité, à constituer des mondes alternatifs certes circonscrits, mais dont le poids et la valeur ne doivent pas être sous-estimés”. Le pouvoir de dire et d’agir : ces fondamentaux du management s’incarnent ainsi magnifiquement dans la pratique de la co-construction des espaces de travail. En donnant ce pouvoir aux équipes, les dirigeants leur signifient ceci : “Je serais ravi de voir ou de découvrir ce que tu feras !”

Confiance, pouvoir et donc délégation

Ce pouvoir, cette confiance, cette curiosité, c’est aussi déléguer aux équipes, ou à leurs ambassadeurs, la responsabilité d’établir les règles de vie des futurs espaces. Si des règles du jeu doivent évidemment être précisées (des contraintes liées au bâtiment, à la réglementation et au budget), l’espace de liberté accordé aux équipes dans la conception de leurs futurs environnements et de leurs règles de vie demeure un impératif largement reconnu aujourd’hui, mais pas toujours respecté pour autant. Trop souvent, les directions générales (et/ou la ligne managériale) veulent imposer leur diktat, préserver des symboles statutaires ; elles se montrent réticentes à déléguer réellement cette forme de pouvoir.

Tout cela implique donc de déjouer, de déconstruire des projections. Par exemple, cette crainte souvent exprimée en amont par les managers de ne plus pouvoir s’isoler avec un collaborateur sans que, forcément, cela ne déclenche une vague d’interrogations – « eh bien, Untel va passer un mauvais quart d’heure ! ».

Cette prévention vise à justifier le maintien d’un bureau individuel fermé. Or, ce qui installe le soupçon, dans des espaces de travail, ce n’est pas tant le présupposé recadrage que vit un membre de l’équipe qui vient de s’enfermer dans une bulle avec son manager, « sous les yeux de la maisonnée », que le mur du silence que composent des bureaux fermés, opaques, d’où rien ne filtre. Là, oui, l’imagination peut s’emballer, les échanges n’ont rien de transparent. Il y a encore de nombreux impensés qui gagneraient à être travaillés, mis en dialogue, entre pairs, entre managers. Il s’agit toujours, ici, d’accompagner le changement.

Cela implique également de formuler, et tenir, des promesses claires : ne pas « cacher sous le tapis » des enjeux réels (des économies en matière de mètres carrés), assumer un objectif de flex qui n’est pas antinomique avec le souci du bien-être au travail (lequel renvoie bien davantage à la qualité du management, faire évoluer des pratiques de travail (et de management) obsolètes, qui doivent être questionnées, y compris par les dirigeants – ce qui n’est pas le plus évident (« Le bien-être au travail. Ce qui compte », de Claudia Senik, Presses de Sciences Po, 2020).

Si faire confiance, c’est « délibérément lâcher prise », alors on y est – ou pas, et les collaborateurs « jugeront sur pièces ». Or rien n’est moins simple, pour des managers et pour des dirigeants, que d’accepter « que des actes essentiels se jouent sans notre contribution, ce qui impose un vertige, une frustration à notre volonté de tout maîtriser » (« Oser faire confiance », d’Emmanuel Delessert, Desclée De Brouwer, 2020).

À l’inverse, quand ils y parviennent, alors ils font confiance, et cela se voit et se vit concrètement dans leur acceptation des choix proposés par leurs équipes, au travers de plans validés ou de règles de vie adoptées, etc. La confiance ne se mérite pas, elle se donne au travers d’actes très concrets.

Enfin, une fois les espaces réalisés, vient le temps de l’appropriation, de l’usage, de l’enchantement ou du désenchantement. Le design des espaces a créé des potentialités qu’il convient de mettre en pratique. La co-construction a suscité une adhésion prudente qui nécessite d’être confortée par la vie dans les espaces. Avoir et faire confiance seront éprouvés et actés à travers le seul prisme qui vaille : l’épreuve de l’expérience du quotidien. Aux managers et aux ambassadeurs de continuer à montrer l’exemple, à guider le collectif. À eux aussi la possibilité d’amender, de faire évoluer des pratiques associées le cas échéant à des règles qui, dans la « vraie vie », se révèlent inappropriées.

Le vrai changement, c’est après l’emménagement

Le plus difficile est donc à venir, quand, dans la majorité des projets, le jour de l’emménagement est perçu comme la clôture, invitant à passer à autre chose. Alors que tant, alors que presque tout reste à faire.

C’est là l’ultime terrain de la conduite du changement, quand la plupart des organisations n’aspirent plus qu’à tourner la page d’un projet toujours (trop) long. Le changement est devant nous, quand nous le croyons, ou voudrions le croire, derrière nous.

En résumé, trois questions doivent nous guider :

  1. Qu’est-ce qui créera, tout au long du projet, dès la phase de cadrage, de la confiance au sein des équipes, entre elles, comme avec l’équipe managériale ?
  2. Qu’est-ce qui fera demain que chacun se sentira en confiance dans cet espace ? Qu’il s’y sentira « chez lui » ?
  3. Est-ce que je m’y sens reconnu, attendu, quand je le découvre en tant que visiteur / hôte ? Trop souvent en effet, les acteurs sont centrés sur eux, sur leurs besoins, sans tenir compte de la porosité de leur organisation, de son écosystème, de ses multiples interactions avec le monde environnant…