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Travail hybride : que deviennent les interactions informelles ?

A l’heure de l’alternance entre travail sur site et le télétravail, les rituels de socialisation sur nos lieux de travail paraissent mis à mal : pourquoi et comment préserver nos relations informelles ?

 

Il suffit de lire des règlements intérieurs datant du début du 20e siècle pour comprendre que les échanges informels entre collègues ont longtemps été perçus de manière négative. Puis, avec l’essor de recherches mettant en avant l’intérêt des relations humaines au travail dans les années 1930, les organisations ont progressivement compris que les individus en situation de travail ne peuvent être envisagés comme de simples rouages, dépourvus de besoins psychosociaux.

Par relations informelles, nous entendons la participation d’au moins deux personnes à des communications sociales en face à face (spontanées ou planifiées), se déroulant à l’intérieur des frontières de l’organisation, dans l’objectif de partager des informations sur un large éventails de sujets, personnels et professionnels.

Les principaux effets identifiés par la littérature scientifique portent sur la réduction de la solitude, une meilleure gestion des émotions au quotidien, un sentiment accru d’appartenance à l’organisation ainsi qu’une augmentation de la productivité et de la satisfaction au travail (« Office Chit-Chat as a Social Ritual: The Uplifting yet Distracting Effects of Daily Small Talk at Work », de J. R. Methot, E. H. Rosado-Solomon, P. Downes et A. S. Gabriel, Academy of Management Journal, 2020).

Par ailleurs, ces échanges comblent d’éventuelles lacunes laissées par la communication officielle et soutiennent l’exécution de tâches professionnelles telles que la coordination de l’activité de groupe, la transmission de la culture et la constitution des équipes.

L’intérêt des relations informelles

Dans les organisations, les réunions informelles et les interactions sociales sont des occasions importantes pour améliorer la collaboration des employés. Plusieurs études ont montré que le temps total consacré par les employés en communication en face-à-face est positivement corrélé à des mesures auto déclarées de productivité et de satisfaction au travail (« Sensible organizations: changing our businesses and work styles through sensor data », de K. Ara, N. Kanehira, D. Olguín-Olguín, B.N. Waber, T. Kim, A. Mohan, P. Gloor, R. Laubacher, D. Oster, A.S. Pentland et K. Yano, Journal of Information Processing, 2008 / « Mining face-to-face interaction networks using sociometric badges: predicting productivity in an IT configuration task », de L. Wu, B. Waber, S. Aral, E. Brynjolfsson et A.S. Pentland, International Conference on Information Systems 2008 Proceedings, 2008).

Par ailleurs, cette corrélation a également été vérifiée lorsque la productivité des employés a été évaluée à travers des mesures objectives (« Productivity through coffee breaks: changing social networks by changing break structures », de B. Waber, D. Olguín-Olguin, T. Kim et A. Pentland, 30th International Sunbelt Social Network Conference, 2010 / « Sensible organizations: technology and methodology for automatically measuring organizational behavior », de D. Olguín-Olguín, B.N. Waber, T. Kim, A. Mohan, K. Ara et A. Pentland, IEEE Transactions on Systems, Man, and Cybernetics, 2009)

Ces études ont montré que, sur le lieu de travail, les employés ayant un niveau élevé de communication en face-à-face sont plus performants et présentent des niveaux de satisfaction professionnelle plus élevés (« Mapping organizational dynamics with body sensor networks », de W. Dong, D. Olguin-Olguin, B. Waber, T. Kim et A.S. Pentland, Ninth International Conference on Wearable and Implantable Body Sensor Networks, 2012).

Le rapport entre les espaces organisationnels et les relations informelles

C’est parce qu’elles sont stratégiques et essentielles pour les entreprises et les individus que les relations informelles en organisation font l’objet de nombreuses recherches en sciences de gestion, avec en creux la question récurrente du rôle que l’espace pourrait jouer dans leur émergence. Ces recherches se sont d’abord intéressées aux spécificités architecturales et matérielles, et elles ont isolé deux facteurs qu’elles tiennent pour déterminants : la proximité et l’intimité.

La proximité est autant géographique que fonctionnelle : zones de bureaux, couloirs, etc. Quant au sentiment d’intimité, celui-ci naîtra plus aisément si les dispositions spatiales permettent de voir qui vient sans être vu (« The Influence of the Physical Environment in Offices », de T. R. V. Davis, Academy of Management Review, 1984).

Ces degrés d’exposition ou d’isolation visuelle et acoustique ont une incidence sur l’impression de contrôle perçue par les employés qui pourront par là-même réguler les contacts sociaux avec leurs collègues (« The influence of office type on satisfaction and perceived productivity support », de I. De Been et M. Beijer, Journal of Facilities Management, 2014).

Puis, les chercheurs ont établi que la culture organisationnelle avait elle aussi un impact décisif, quelle que soit la configuration des espaces. Ainsi, si les individus ont le sentiment qu’ils seraient mal considérés en étant vus discutant ensemble de manière informelle, ils s’abstiendront de le faire.

Côté entreprises, les espaces sont souvent conçus avec des intentionnalités fortes en matière de relations informelles : on multiplie les endroits conviviaux, les coins détente décorés avec soin, mais rien en fait ne peut garantir que les employés se les approprient. La manière dont les habitants y vivront, leurs pratiques sociales régulières (c’est-à-dire les lieux où ils choisissent de se rencontrer, de passer du temps, ou les endroits qu’ils évitent) restent hors du contrôle des planificateurs et des organisations (« L’homme spatial, la construction sociale de l’espace humain », de M. Lussault, Seuil, 2007).

En effet, la relation que les individus entretiennent avec leur environnement physique au travail est complexe, et l’aspect émotionnel de cette relation – le symbolisme que l’on attache à un lieu – est une force dont il faut tenir compte, comme le démontre notre dernière recherche publiée.

Les contre-espaces en organisation

Dans cet article paru dans la revue scientifique « Culture and Organization », nous nous sommes intéressés à la façon dont émerge un lieu propice aux relations informelles : Comment et pourquoi un lieu au travail devient le théâtre des interactions informelles des salariés ? Empiriquement, nous avons étudié un double phénomène dans un siège social rassemblant environ 5 000 salariés sur le même site : la non-fréquentation d’espaces spécifiquement conçus pour les échanges informels, et en parallèle l’émergence spontanée d’un autre lieu devenu tellement emblématique pour ce type d’échanges qu’il sera institutionnalisé comme tel par la direction de l’entreprise quelques années plus tard.

Pourtant, rien ne laissait supposer que cet endroit connaisse un tel destin, ni son emplacement ni son agencement.

Dans les faits, cet espace vécu a émergé à travers un mélange de pratiques sociales quotidiennes, de rythmes de vie et de symboles partagés. Rapidement après la mise en usage du bâtiment, les salariés l’ont associé au point de rencontre idéal pour se retrouver pendant la pause méridienne, et c’est ce sens partagé qui lui a permis de se maintenir à travers les années, actualisé quotidiennement par la fréquentation des individus. L’attachement de ces derniers au lieu et à son rituel s’est développé à mesure qu’ils ancraient leur pratique. Ainsi ce lieu n’a jamais été conçu à proprement parler, mais uniquement pratiqué, et il existera tant que cette pratique sociale et le sens attaché perdureront.

L’espace social est symbolique par nature, et de nombreux espaces sociaux peuvent exister au sein d’un même bâtiment où les acteurs feront émerger des significations sans que cela soit nécessairement verbalisé, concerté ni même conscient.

Enfin, pour les espaces qui furent conçus pour les relations informelles, les individus y décelèrent une injonction à les fréquenter, ce que certains vécurent comme une tentative de manipulation de la part de la direction générale à laquelle ils refusèrent de se prêter.

A travers l’émergence de ce lieu propice aux relations informelles en organisation, on peut déceler un exemple de « contre-espace » tel que le philosophe Français Henri Lefebvre le décrit dans son ouvrage « La production de l’espace » (L’Homme et la société, 1974, p.381-382).

Face aux décideurs qui ont le pouvoir et qui peuvent donc contrôler les dimensions matérielles de l’espace, les contre-espaces démontrent en fin de compte que les utilisateurs ne sont pas si impuissants :

Ce qui va à l’encontre d’une société fondée sur l’échange, c’est la primauté de l’usage. Ce qui s’oppose à la quantité, c’est la qualité. Nous savons en quoi consistent les contre-projets ou les contre-espaces – parce que la pratique le démontre (…) nous pouvons voir comment un contre-espace peut s’insérer dans la réalité spatiale : contre l’œil et le regard, contre la quantité et l’homogénéité, contre le pouvoir et l’arrogance du pouvoir. Contre l’expansion sans fin du ‘privé’ et de la rentabilité industrielle .

Ainsi, même si ce contre-espace est apparu dans une organisation qui ne l’a pas anticipé, et qu’il s’est inscrit à contre-courant du projet architectural initial, il profite néanmoins à l’organisation dans son ensemble car il est l’un des principaux lieux pour les rencontres informelles – « l’âme de l’entreprise » nous confiera un salarié en particulier – et son existence contribue à enrichir la culture organisationnelle.

Un tel espace aurait-il émergé dans un contexte de travail en hybride ? La ritualisation quotidienne de l’espace, effectivement essentielle à ce type de phénomène, peut-elle être compensée par un espace virtuel ? Pour l’heure, nous n’avons pas d’éléments de réponse testés scientifiquement. Nous pouvons en revanche affirmer que l’informel ne se décrète pas en organisation, pas plus qu’il ne s’instrumentalise à travers des choix de mobilier design.

Pour qu’il y ait une appropriation collective et un partage de sens autour d’un lieu, il faut que des espaces restent « à conquérir », qu’ils ne soient pas tous d’office contraints et marqués par le sens que veut lui donner la direction et les planificateurs. Cette marge de manœuvre spatiale nous paraît cruciale à maintenir, en particulier lorsque les individus se voient nettement moins souvent au travail.